22 septembre, 2008

Coup de génie !

On lui avait pourtant dit, à Loulou, qu'il fallait pas prendre de photos n'importe où et surtout pas en approchant la frontière. D'autant plus que c'était pas la frontière belge. C'était coté bulgare entre la Bulgarie et la Grèce en 1972, entre le communisme inoxydable (celui du fameux parapluie) et le fascisme renaissant. Même qu'il y en avait partout, des pictogrammes : un appareil photo barré dans un cercle comme un sens interdit, on pouvait pas être plus clair...

Faut dire que c'était tentant tous ces panneaux figurant, entre Marx et Lénine, le sinistre Jivkov et quelques gloires bulgares nationales et même locales. Non seulement c'était gigantesque mais c'était aussi coloré, bigarré comme rien d'autre dans ce pays d'un gris sinistre et uniforme. Alors il a craqué et par le toit ouvrant de la 403 qui roulait, comme un périscope sortant d'un sous-marin, il a pointé le buste, la tête et son Minolta tout neuf et il a mitraillé le décor. Pendant combien de temps ? Un quart d'heure, vingt minutes ? Vous rigolez ! Il ne s'est pas passé trois minutes que des voitures militaires sorties d'on ne sait où nous ont entourés, serrés, cernés, sirènes et gyrophares en folie, contraints à l'arrêt... Sur le coup on a trouvé ça rigolo, même les mitraillettes braquées sur nous, et l'invitation à lever les bras bien haut. Croyant à notre immunité de petits occidentaux au pays des soviets... Trois jours qu'ils nous ont gardés dans un hôtel d'État pas cher, très propre et qui sentait le crésil, après fouilles, contrôles, refouilles et recontrôles... Un avocat est arrivé de la ville voisine sans qu'on l'ait convoqué qui parlait un français impeccable. Il voulait qu'on lui donne un peu de sous pour qu'il prévienne le consulat... Il a bien vu, Dieu sait comment, il connaissait la France, qu'on était pas riches... Une demi-cartouche de gauloises-filtres lui a suffi. Il nous a quand même dit avant de disparaître qu'on risquait trois ans pour espionnage... On a cessé d'un seul coup de se marrer.

C'est alors que le troisième jour, après une bonne vingtaine de parties compulsives de canasta anxiolithique, vers les onze heures du mat' à l'issue d'un ultime mais toujours courtois interrogatoire en anglais sommaire, il a eu un coup de génie... Sous nos yeux incrédules il a pris son Minolta, Loulou, il l'a ouvert, a débobiné la pellicule qu'il contenait, la leur a montrée déroulée sur toute la longueur, devant la lumière blafarde d'un plafonnier allumé sans raison en plein jour puis, pour river le clou, au soleil devant la fenêtre, en leur disant : "Vous voyez bien qu'il n'y a rien dessus !". Même en français ils l'ont compris... Une heure après on passait la frontière, de chez les cocos direct chez les fafs, comme "bon débarras !"... On n'a jamais su si on les avait bernés ou si, lassés de voir nos trombines sérieusement emmerdées de gosses de capitalistes (on avait vingt ans, des bagnoles, pas neuves certes mais quand même, de la thune et surtout des passeports pour voyager), ils avaient décidé d'arrêter de se foutre de notre gueule et de nous laisser partir...

Je pense à ça ce soir, car Louis-François, Loulou, est mort il y a un an et quelques jours... Un jour je vous raconterai une autre histoire que, par ses bons soins encore, nous vécûmes ensemble...
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