Je vous parlai il y a peu de mon problème avec ma maîtresse d'école et les arbres bleus... J'ai oublié le nom de cette garce, mais pas son visage de brunette piquante, à lunettes, (femme à lunettes-femme à ...) en blouse bleu-ciel et qui était plutôt jolie. Elle aurait dû m'apprendre à lire et à écrire, mais ma mère, Dieu sait pourquoi (sans doute pour être "la première" et histoire de l'emmerder) l'avait devancée... J'entrai donc, alphabétisé et maniant, comme on dit aujourd'hui, sans problème "l'outil scripteur", dans la grande section de sa classe. Je me souviens en revanche du nom de sa collègue chez qui j'échus l'année suivante. Mademoiselle C....n. C'était une chimère, croisement d'une tortue et d'un jars. Elle disposait en permanence sur son bureau une petite trousse oblongue, un peu phallique, objet-symbole de son pouvoir, cylindre de cuir fauve dans lequel s'entassaient crayons et accessoires et d'où s'exhalaient, par vagues, d'incompréhensibles et intarissables senteurs de bouc qui me tenaient en apnée, moi qui avais comme toute ma fratrie, en plus de l'oreille, hérité du nez de mon père. Elle était foncièrement mauvaise et distribuait en rendant les cahiers les récompenses et châtiments y afférents... Dans cette école chrétienne étaient scolarisés en voisins les gamins d'une sorte d'orphelinat-maison-de-redressement, c'était dans les années cinquante. Autant vous dire qu'ils n'étaient pas les mieux traités, les gamins de "Jean Macé" dans leurs blouses grises, leurs shorts en été-en hiver, leurs chandails en guise de manteaux, leurs godillots ferrés qui faisaient des étincelles, bref, leurs tenues de petits forçats aux genoux couronnés. L'un d'eux vint un jour à l'école avec une baguette qu'il avait choisie lui-même pour que Monsieur T....t, le directeur, qui en resta coi, n'eût pas à aller selon son habitude, en couper une aux tilleuls de la cour avant de le frapper... C'était binaire : un bon cahier, un bon point, un mauvais, une baffe... Sévère mais juste, l'instit ! Jules Ferry plus le petit Jésus... La Marseillaise et le cantique. J'avais jusqu'à récemment oublié... L'horreur... Mon Dieu... Quelle saleté... C'est ainsi que des années après, un gamin qui à l'époque était beau comme un petit dieu des païens et "troquait ses services", dans les bosquets du Pré l'Abbesse ou la tour de la Petite Villette, à ses petits camarades contre un ou deux carambars, un chewing-gum, une boite de coco boërs (ne croyez pas que les enfants ont forcément besoin des adultes pour les pervertir, ils sont souvent assez précoces pour le faire eux-mêmes, entre eux...), surina sa bienfaitrice, entendez sa tutrice, un jour où vers ses seize ans il finit par n'en pouvoir plus, des bonnes dames et de leurs bonnes oeuvres... Je me souviens de gosses, mes "collègues", dont jamais je ne vis réellement les traits du visage tant la morve ou l'impétigo les masquait. Je me souviendrais toujours, oui toujours... de l'un d'entre eux, débile plus que moyen, boiteux et infirme du bras droit, que les instituteurs ridiculisaient et souvent maltraitaient... Comment ? vous viviez dans la zone ? Non, pas du tout... Mais ces bons apôtres qui nous éduquaient recevaient en vrac et de la ville entière, la carte scolaire n'existant pas, les rejetons de familles "normales" voire "respectables"(!), les autres et ceux, parias ultimes, qui n'en avaient même pas ; la misère était un péché, le miséreux un pécheur et les sévices rédempteurs. Ces salopards et salopardes m'inculquèrent très tôt, sans le vouloir ni préjuger du résultat, la haine immarcescible de l'injustice...