Chaque été un peu chaud, vers la mi-août, j'y repense...
Bon, dans l'ordre...
Nous avions un ami, mondain, très beau, très doué, cultivé, polyglotte, jet-set en diable mais à qui, si vous l'invitiez en week-end, il fallait impérativement sauf esprit badin, éviter de confier la cuisine, en particulier la fabrication des desserts car il avait une propension irrépressible à mettre de l'acide dans les sorbets et de l'herbe ou de l'huile dans les compotes, douceurs et confitures. Il était connu pas seulement pour ses incursions remarquables et remarquées dans le milieu un peu empoussiéré de la musique ancienne, d'orgue en particulier, mais aussi pour avoir envoyé au plafond et ce pendant deux jours sans les avoir vraiment prévenus tous les invités londoniens de la très célèbre à l'époque duchesse de B. De Londres à Paris de Tokyo à New-York, ces dames de la haute se l'arrachaient et il était en même temps devenu dans les années soixante-dix une star du Gay Paris en pleine effervescence. Du Sept au Colony, du Bronx au Manhattan, du Transfert à la Mendigote en passant bien sûr par le Keller, tout le monde le connaissait. Il fut le premier à introduire à Paris ce produit que le tout New-York gay ou non d'ailleurs, sniffait déjà depuis un bail, le poppers. Un de ses potes propriétaire d'un laboratoire pharmaceutique le lui refilait en bonbonne, à charge pour lui de le conditionner en petits flacons, les mêmes que les Haré Krishna utilisaient pour vendre leurs "senteurs" mirifiques à ouvrir les chakras... Dans sa cuisine, fenêtres grandes ouvertes, il remplissait à la pipette ses petites bouteilles, un masque sur le nez, car à l'époque, contrairement à ce qu'il est devenu depuis des années, c'était du vrai nitrite d'amyle, vaso-dilatateur puissant prescrit en cas d'urgence à certains insuffisants cardiaques... (C'est ainsi qu'un jour, ayant maladroitement fracassé la bonbonne dans sa cuisine, il dut quitter en hâte son appartement, au risque d'y laisser la peau...). A la suite de quoi, en bon petit colporteur des sensations fortes, il faisait, en précurseur du vélib, le tour des lieux à bicyclette...
Bref, à l'époque, j'avoue, j'étais adepte et ravitaillé gracieusement...
Et c'est ainsi qu'en août 1976, année de sécheresse et de canicule, je partis en train de Poitiers à Royan, retrouver un pote. J'avais, car il fuyait un peu, placé mon flacon de poppers plein à raz-bord dans un ancien tube d'aspirine effervescent. Tout allait bien, enfin tout fut pour le mieux jusqu'à Angoulème où je changeai de train pour prendre l'autorail vers Royan. C'était l'une de ces michelines vétustes sans couloir, avec ouverture directe des portes sur l'extérieur. Je m'installai dans un compartiment déjà surchauffé et quasiment plein de robustes charentais et charentaises avec des paniers en osier, qui se rentraient à la campagne, bien après Cognac, du coté de Matha ou de Brizambourg, pour ceux qui connaissent. Le train partit. Nous n'avions pas fait trente kilomètres que sitôt après avoir entendu comme le bruit étouffé d'un bouchon de champagne qui saute, application évidente de la dilatation des produits volatiles, je sentis se répandre alentour et émanant fortement de mon sac de voyage, l'incomparable odeur de chlore et de vieille chaussette, senteur particulièrement reconnaissable du poppers d'alors. Ç'aurait été supportable, si je n'avais vu, me faisant face, une dame un peu pléthorique s'empourprer en trois secondes, commencer à manquer d'air, le palpitant en chamade... Je fouillai discrètement dans mon sac pour emmailloter ma trousse de toilette dans un pull, puis devant mon échec je décidai de foncer aux toilettes me débarrasser du tout... Mal m'en prit, car me déplaçant j'augmentais la diffusion des vapeurs... Je me mis alors à gamberger... C'est sûr, elle va exploser, la voisine... Quelqu'un va tirer le signal d'alarme, on va arrêter le train, les gendarmes vont venir, on va découvrir la chose, je vais être accusé d'homicide involontaire... Moi, ça allait, je savais ce que c'était, comment respirer, que les effets fussent-ils très puissants étaient brefs, j'avais l'habitude... On aéra, et tout commença à se calmer. J'avais jeté le contenu dans les chiottes, plus de danger. La brave dame avait mis sans doute ça sur le compte de ses chaleurs et de la canicule. Seulement y avait encore l'odeur de chaussette sale qui continuait d'empester le wagon. Omnibus, qu'elle était la micheline ! ça prit presque deux heures, le trajet... on s'arrêta à toutes les gares, toutes, je vous jure, je crois me souvenir en avoir compté une vingtaine ! et à chaque fois le même voyageur s'empressait, me jetant un oeil furibard, inquisiteur et méprisant, d'ouvrir en plus des fenêtres la porte en grand...
Jamais de ma vie, ni avant et ni après, je ne fus plus heureux de voir dans mon esprit la honte succéder à la peur...