01 mars, 2012

l'ange dysmorphophobique

En 1972 je faisais mon service militaire en tant que secrétaire du médecin commandant, un homme charmant, cultivé et drôle et qui avait, entre autres, la délicatesse de me laisser lire ouvertement, ce qui était interdit à l'époque dans l'enceinte d'une caserne, des "journaux d'opinion" et me faire conduire le soir par son chauffeur à la sortie du camp pour que j'aille m'éclater à Lyon.
Il y avait tous les deux mois des séances d'incorporations auxquelles (ès qualité !) je participais. C'est ainsi qu'au mois de juillet, débarqua un matin avec une vingtaine d'autres garçons de sa classe, une chimère extraordinaire. Un bon mètre quatre-vingt, longiligne mais tout en muscles, sur une tête d'ange, des cheveux blonds jusqu'au milieu du dos, vêtu d'un jean sous-cutané et, sur un t-shirt au dessus du nombril, d'un blouson en peluche rose et vert fluo, bref, un mixe de Patrick Juvet avant l'heure et de Joe Dalessandro pour ceux qui savaient...
Je m'attendais, les yeux exorbités, à une émeute homophobe devant une telle apparition. Il n'en fut rien, sa beauté et son manque absolu de gêne et de crainte sidéra tous les mecs en présence, les figeant, vitrifiés, dans un mutisme absolu de fascination imprévue, au point que le médecin commandant qui avait l'œil et connaissait la vie, jugea bon et fort à propos avant de lâcher le renard dans la bergerie, de le traiter en premier...
J'assistai, pour prendre les notes y afférentes, à l'entretien qui dura environ dix minutes. Le médecin commandant lui demanda d'emblée, s'attendant à ce qu'on nomme aujourd'hui un coming-out en règle et qu'il eût pris et sans problème en compte, s'il se sentait bien dans sa vie. Non, répondit le jeune homme, mais contre toute attente, j'ai une obsession, je ne peux pas me regarder, je me trouve laid, au point d'envisager, dès que je serai libéré et que j'en aurai les moyens, une chirurgie esthétique. Je vois, je vois, lui dit, comme soulagé malgré son étonnement, le médecin, cette pathologie n'est pas très grave, mais, étant incompatible avec une vie de groupe, risque de vous handicaper sérieusement si nous vous incorporons. Et en trois minutes, avec un large sourire, il le réforma d'urgence pour dysmorphophobie.
J'ai même rencontré des militaires intelligents.

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