J'ai un mal fou à me souvenir des dates des morts de ceux que j'ai aimés. C'est pour ça que je pense que cela va faire bientôt quinze ans. Quinze ans qu'on l'a retrouvée, hilare mais morte dans un cinéma d'une ville du midi où elle était allée voir un film drôle. Morte d'inanition, usée, bien avant quarante ans, de ses privations esthétiques. La peur du gramme en trop. Je pense souvent à elle car elle m'a appris bien des choses. Mon amour pour Guido Reni, pour Subleyras, pour Vouet, c'est elle. C'est fou ce que les femmes m'ont appris...
Il y a des gens comme ça, qui moins d'une heure après qu'on vous les ait présentés sont comme si on les connaissait depuis des années. Elle faisait partie de ceux-là. Une heure après, donc nous devînmes jusqu'à sa mort des amis proches et sincères. Elle était paradoxale. Égocentrique mais sachant toujours vous mettre en valeur, capricieuse et totalement attentive aux autres, radine mais toujours prête à aider en cas de besoin, d'une drôlerie indicible et d'une tristesse absolue, belle et laide à la fois, maigre mais avec de beaux seins, capable à la fois d'une grande élégance vestimentaire et d'un goût de chiottes confirmé. Elle était surtout extraordinairement cultivée mais sans ostentation, fine, sensible et sachant à merveille faire partager ses passions dès qu'on avait les mêmes qu'elle, c'était mon cas. J'étais un peu mais de toute évidence ce grand frère qu'enfant unique elle n'avait pas eu. Vous me direz qu'elle aurait pu se trouver une grande soeur... Impossible, elle n'aimait que modérément les femmes et ce avec une redoutable énergie. Alors, nous avons eu une relation curieuse pendant les quelques années où elle vivait en même temps que moi à Paris. Elle était historienne de l'art et je m'occupais de musique pour la même collectivité territoriale. Ce qui fait que pendant au moins quatre ans nous ne nous sommes qu'assez peu quittés. Nous prenions le train le matin et le soir ensemble, déjeunions à midi ensemble quand nous ne faisions pas ensemble à la place du repas de la gym dans la même salle de sport ("faut que je fasse des haltères, j'ai les peaux qui tombent" disait-elle avec son inénarrable sens des formules). Seuls le soir et nos "orientations opposées" nous séparaient...
C'est une des personnes avec qui j'ai le plus ri... Elle riait elle aussi, au risque de perdre en riant de ses beaux yeux bleus et clairs de myope ses lentilles correctrices. C'est aussi une de celles qui m'ont le plus gonflé et dont, bonne pâte, je supportais des choses qui m'agaçaient. Tenez, par exemple, au restaurant, elle commandait trois fois rien par peur de grossir, mais une fois servie elle venait taper dans mon assiette car elle avait quand même la dalle, un peu comme ces fumeurs qui ne veulent pas acheter de clopes parce qu'ils ont "décidé d'arrêter" mais viennent régulièrement vous en taper une. Elle avait, elle, décidé d'arrêter de manger... Il faut dire aussi qu'au titre de confident j'avais droit à tous ses déboires amoureux car elle avait une propension à tomber amoureuse de tous ceux "qu'il ne fallait pas", pas des homos comme certaines, non, des hétéros souvent très beaux, parfois brillants mais de préférence déjà "en mains"... Alors c'était des nuits au téléphone à écouter des incongruités remarquables mêlées à des traits de bons sens évidents, mais tout ça dans le désordre, en vrac, histoire de brouiller le sentiment. Il faut dire aussi qu'elle me maltraitait, oh, pas dans le genre méchant, non, dans le genre "je vais te foutre la trouille". C'est ainsi qu'un soir sur les onze heures, elle m'appelle, et devant ses silences humides, je lui demande, comme d'habitude ce qui ne va pas. "J'ai pris une boite de Léxomil" me dit-elle d'une de ses voix mutines que je lui connaissais quand elle se livrait sans vergogne et à mon endroit au foutage de gueule en règle."Bon, y en avait combien, dans la boîte ?" que je lui demande pragmatique, "Oh, je sais pas, quatre, cinq". Voilà c'était ça... Le problème, c'est qu'elle avait une terrifiante inaptitude au bonheur et si peu d'envie d'en avoir, et ne fût-ce qu'un moment de désirer que ça change... Et pourtant, quelques mois avant sa mort elle semblait heureuse et vivait une histoire pour une fois plutôt calme avec un mec pas plus beau ni brillant qu'il faut. Heureusement, elle est partie avant de découvrir que c'était un sale con. Là ou d'aucun serait allé consulter, elle prenait un soin malin et attentif à aggraver son cas, à se charcuter le moral, se taillader l'affect.
Je supportais d'elle un tas de choses pour la seule raison que je savais... Je savais des choses que j'étais, parce qu'elle me les avait dites ou montrées, le seul à savoir.
Elle me "tenait", non par des confidences que je lui aurais faites, mais tout au contraire par les secrets qu'elle m'avait dits... C'est rare, c'est vrai, mais ça marche aussi dans ce sens là, parfois...
Il y a des gens comme ça, qui moins d'une heure après qu'on vous les ait présentés sont comme si on les connaissait depuis des années. Elle faisait partie de ceux-là. Une heure après, donc nous devînmes jusqu'à sa mort des amis proches et sincères. Elle était paradoxale. Égocentrique mais sachant toujours vous mettre en valeur, capricieuse et totalement attentive aux autres, radine mais toujours prête à aider en cas de besoin, d'une drôlerie indicible et d'une tristesse absolue, belle et laide à la fois, maigre mais avec de beaux seins, capable à la fois d'une grande élégance vestimentaire et d'un goût de chiottes confirmé. Elle était surtout extraordinairement cultivée mais sans ostentation, fine, sensible et sachant à merveille faire partager ses passions dès qu'on avait les mêmes qu'elle, c'était mon cas. J'étais un peu mais de toute évidence ce grand frère qu'enfant unique elle n'avait pas eu. Vous me direz qu'elle aurait pu se trouver une grande soeur... Impossible, elle n'aimait que modérément les femmes et ce avec une redoutable énergie. Alors, nous avons eu une relation curieuse pendant les quelques années où elle vivait en même temps que moi à Paris. Elle était historienne de l'art et je m'occupais de musique pour la même collectivité territoriale. Ce qui fait que pendant au moins quatre ans nous ne nous sommes qu'assez peu quittés. Nous prenions le train le matin et le soir ensemble, déjeunions à midi ensemble quand nous ne faisions pas ensemble à la place du repas de la gym dans la même salle de sport ("faut que je fasse des haltères, j'ai les peaux qui tombent" disait-elle avec son inénarrable sens des formules). Seuls le soir et nos "orientations opposées" nous séparaient...
C'est une des personnes avec qui j'ai le plus ri... Elle riait elle aussi, au risque de perdre en riant de ses beaux yeux bleus et clairs de myope ses lentilles correctrices. C'est aussi une de celles qui m'ont le plus gonflé et dont, bonne pâte, je supportais des choses qui m'agaçaient. Tenez, par exemple, au restaurant, elle commandait trois fois rien par peur de grossir, mais une fois servie elle venait taper dans mon assiette car elle avait quand même la dalle, un peu comme ces fumeurs qui ne veulent pas acheter de clopes parce qu'ils ont "décidé d'arrêter" mais viennent régulièrement vous en taper une. Elle avait, elle, décidé d'arrêter de manger... Il faut dire aussi qu'au titre de confident j'avais droit à tous ses déboires amoureux car elle avait une propension à tomber amoureuse de tous ceux "qu'il ne fallait pas", pas des homos comme certaines, non, des hétéros souvent très beaux, parfois brillants mais de préférence déjà "en mains"... Alors c'était des nuits au téléphone à écouter des incongruités remarquables mêlées à des traits de bons sens évidents, mais tout ça dans le désordre, en vrac, histoire de brouiller le sentiment. Il faut dire aussi qu'elle me maltraitait, oh, pas dans le genre méchant, non, dans le genre "je vais te foutre la trouille". C'est ainsi qu'un soir sur les onze heures, elle m'appelle, et devant ses silences humides, je lui demande, comme d'habitude ce qui ne va pas. "J'ai pris une boite de Léxomil" me dit-elle d'une de ses voix mutines que je lui connaissais quand elle se livrait sans vergogne et à mon endroit au foutage de gueule en règle."Bon, y en avait combien, dans la boîte ?" que je lui demande pragmatique, "Oh, je sais pas, quatre, cinq". Voilà c'était ça... Le problème, c'est qu'elle avait une terrifiante inaptitude au bonheur et si peu d'envie d'en avoir, et ne fût-ce qu'un moment de désirer que ça change... Et pourtant, quelques mois avant sa mort elle semblait heureuse et vivait une histoire pour une fois plutôt calme avec un mec pas plus beau ni brillant qu'il faut. Heureusement, elle est partie avant de découvrir que c'était un sale con. Là ou d'aucun serait allé consulter, elle prenait un soin malin et attentif à aggraver son cas, à se charcuter le moral, se taillader l'affect.
Je supportais d'elle un tas de choses pour la seule raison que je savais... Je savais des choses que j'étais, parce qu'elle me les avait dites ou montrées, le seul à savoir.
Elle me "tenait", non par des confidences que je lui aurais faites, mais tout au contraire par les secrets qu'elle m'avait dits... C'est rare, c'est vrai, mais ça marche aussi dans ce sens là, parfois...
Et tu en parles bien.
RépondreSupprimerMerci Olivier,
RépondreSupprimerJe m'apperçois que contrairement à ce que certains pensent, j'ai plus de facilité à parler de ce(ux) que j'aime que de ce(ux) que j'aime pas...